Lorsqu’en
2018 TotalEnergies s’est rendu pour la première fois dans le village de Swahele
Nkungu au cœur de la Tanzanie, lui et ses voisins se sont vu promettre des
compensations favorables en échange de leurs terres. Cinq ans plus tard,
Swahele déclare qu’on l’a forcé à signer un contrat qu’on ne lui a pas laissé
lire, et qui lui a valu une compensation insuffisante. Il avoue que l’indemnité
n’a pas suffi pour acheter de nouvelles terres, et que sa famille composée de
12 enfants a utilisé l’argent pour se nourrir et survivre. « Et
maintenant, nous n’avons plus rien » conclut-il.
Lorsqu’il
a essayé d’obtenir de l’aide de la part de groupes de la société civile
tanzanienne, il a subi des intimidations et du harcèlement des autorités. Au
cours de l’année dernière, cet agriculteur de 48 ans a été interrogé trois fois
par des fonctionnaires d’État sur ses liens avec la société civile.
En
février 2023, le lendemain d’un atelier de la société civile auquel il avait
assisté, il a été convoqué dans le bureau d’un fonctionnaire local. Seul dans
une pièce, Swalehe a été interrogé pendant trois heures sur ses voyages et son
opposition au projet pétrolier par le fonctionnaire d’État et par un agent du
renseignement. Il a confié à Global Witness qu’on l’avait sommé d’arrêter, le
menaçant de révoquer son passeport.
Swalehe
fait partie de plusieurs dizaines de personnes faisant l’objet de telles
représailles pour avoir osé s’opposer au projet du géant pétrolier français
TotalEnergies de construire le plus long oléoduc de pétrole brut en Afrique de
l’Est.
L’oléoduc
de pétrole brut d’Afrique de l’Est (EACOP) d’une valeur de 5 milliards de
dollars US va déchirer 1443 km de terres de l’ouest de l’Ouganda jusqu’à
la côte est de la Tanzanie, où le pétrole sera exporté vers les acheteurs
internationaux. Le gisement pétrolier de Tilenga, foré dans un parc national,
va alimenter l’oléoduc. L’ensemble des projets traverse des habitats naturels,
des zones protégées et des terres autochtones et va affecter environ 100 000 personnes. On estime que le projet va émettre
379 millions de tonnes de CO2 au cours de ses 25 ans d’existence,
soit plus que les émissions nationales du Royaume-Uni en
2022. La construction de l’oléoduc a débuté fin 2023, après de multiples
retards.
L’oléoduc
et le champ pétrolier de Tilenga sont soutenus par TotalEnergies, qui a créé un
partenariat avec deux compagnies pétrolières nationales : Uganda National
Oil Corporation (UNOC) et Tanzania Petroleum Development Corporation (TPDC), en
plus d’une société chinoise, China National Overseas Oil Corporation (CNOOC).
Global
Witness s’est associée avec l’Institut de recherche Tasha en Ouganda et avec
Green Conservers en Tanzanie pour enquêter sur la complicité de l’entreprise
dans des attaques perpétrées sur les militants qui s’opposent à la construction
de l’oléoduc.
Notre
enquête se base sur des entretiens de plus de 200 personnes touchées par
l’oléoduc, des militants, des journalistes et des experts, ainsi que sur des
analyses des médias et des rapports publics des ONG, d’organisations de la
société civile et des tribunaux.
L’oléoduc et le champ pétrolier de Tilenga sont soutenus par TotalEnergies
Nos
observations suggèrent qu’en Ouganda tout comme en Tanzanie, un climat de peur
empêche la société civile et les populations de s’opposer à l’oléoduc. Selon
les informations disponibles, les représentants, les prestataires et les
partenaires commerciaux de TotalEnergies ont exercé des pressions sur les
habitants pour accepter des taux de compensation inadéquats en échange de leurs
terres, et les fonctionnaires d’État ont poursuivi une campagne d’intimidation
et de criminalisation à l’encontre des militants pour le climat et des
organisations de la société civile qui défendent les familles déplacées.
Une
action mondiale plus forte est nécessaire pour protéger les défenseurs de
l’environnement et des droits humains dans le cadre des négociations continues
sur le climat à la COP 28 à Dubaï.
Par
l’entremise de ses avocats, TotalEnergies a répondu en démentant formellement
toute suggestion selon laquelle l’entreprise aurait contourné ses
responsabilités en matière d’entreprise et de droits humains, forcé les membres
de la population à accepter des indemnités insuffisantes, fait quoi que ce soit
pour créer un climat de peur dans les populations concernées, ou donné la
priorité à ses propres intérêts financiers au détriment des populations et de
l’environnement.
Leoniah Itho Okella a déclaré avoir été forcée d’accepter une compensation trop faible. (Jjumba Martin/ Global Witness)
Un
grand nombre d’habitants que nous avons interviewés en Tanzanie et en Ouganda
déclarent qu’ils ont perdu au change dans le processus d’acquisition des
terres. Le processus de compensation a été fortement retardé, en partie à cause
de la pandémie de COVID-19, et des dates butoirs ont été imposées qui ont
empêché les habitants d’utiliser librement leur terre et de faire pousser des
cultures vivaces plus rentables. TotalEnergies a fait
savoir que dans de nombreux cas, une majoration de compensation a été payée en
raison des retards.
Les
habitants ont attendu leur compensation plusieurs années, et entre-temps,
disent que les prix fonciers en bordure de l’oléoduc ont flambé, attisés par la
spéculation foncière, ce qui les a exclus du marché. Beaucoup ont avoué ne pas
pouvoir se permettre d’acheter de nouvelles terres avec l’argent des indemnités
versées. Les populations disent avoir également été exclues des processus de
décision et d’évaluation. En conséquence, les récoltes et les exploitations ont
été sous-évaluées.
En
Tanzanie, de par le droit, le président est propriétaire
de toutes les terres et les habitants n’en ont que l’usufruit, ce qui rend le
refus des acquisitions foncières plus difficile. Un grand nombre de gens admettent qu’ils se sont
appauvris et qu’ils peinent désormais à survivre à cause du projet.
Le projet a continué d’avancer malgré les dénonciations
publiques des processus d’expropriation coercitifs accompagnés de retards,
d’une communication médiocre et de compensations insuffisantes des familles.
Des groupes de défense locaux et internationaux accusent
TotalEnergies, ses prestataires et partenaires commerciaux d’avoir forcé et
intimidé les populations à accepter de mauvais marchés.
Comme nous le détaillons dans le présent rapport, Global
Witness a mis au jour des preuves à l’appui de ces accusations.
Des témoins oculaires ont déclaré que les employés de
l’entreprise voyageaient parfois en grands convois, parfois escortés par la
police, l’armée et par des forces de sécurité privées, ce qui intimidait encore
plus les populations.
« Nous vivions dans la peur et avons fini par accepter
le peu d’argent qu’ils ont décidé de nous donner », résume une habitante
de Kikuube en Ouganda.
Des habitants de Buliisa en Ouganda ont vu des plateformes pétrolières surgir derrière chez eux (Jjumba Martin / Global Witness)
Cependant, TotalEnergies, dément avoir effectué « une
partie quelconque du processus d’acquisition des terres en présence de la
police, de l’armée ou de forces de sécurité privées. »
Il y aurait également eu des problèmes avec les
contrats : on n’a pas donné suffisamment de temps aux populations pour
pouvoir comprendre les documents et on ne s’est pas assuré qu’ils étaient remis
dans les langues appropriées. En Ouganda, les contrats étaient rédigés
uniquement en anglais, et en Tanzanie, certains habitants disent qu’ils ont été
forcés de signer les contrats sur-le-champ, sans même les lire.
« Les habitants ont signé sous la pression, sentant
qu’ils n’avaient pas le choix, » explique Benon Tusingwire, responsable du
groupe basé à Hoima Navigators of Development Association (NAVODA).
Une personne sur cinq environ est analphabète en Ouganda tout
comme en Tanzanie, et la plupart se trouvent dans des zones rurales. Malgré cela, les
personnes interviewées par Global Witness affirment que seuls des avocats et
des traducteurs nommés par l’entreprise et qui semblaient s’être rangés du côté
du gouvernement ont été proposés, ce qui a renforcé la pression
exercée sur les populations. Un agriculteur tanzanien se souvient avoir posé des
questions à un avocat à propos des faibles taux de compensation. Pour toute
réponse, voici ce qu’on lui a dit : « Si vous avez des problèmes,
vous pouvez faire un procès au gouvernement. »
Les membres de la population affirment que l’entreprise et les fonctionnaires l’État, parfois escortés par des forces de sécurité armées, leur ont dit qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’accepter de faibles taux de compensation, que le projet allait de toute façon aller de l’avant et qu’ils n’avaient aucun pouvoir pour protéger leurs droits et dénoncer le gouvernement. Ceux qui ont refusé disent qu’ils ont été menacés de procès, et qu’ils ont reçu des pressions accrues de la part des entreprises et des fonctionnaires. On leur a dit que leur seul recours était d’intenter une action en justice, qu’il perdrait de toute façon et qui leur serait très coûteuse.
Souvent on leur dit, vous ne pouvez absolument rien faire, si vous résistez, vous serez de toute façon expulsés.
Dickens Kamugisha, Directeur de l’Africa Institute for Energy Governance (AFIEGO)
L’équipe d’EACOP à
Kampala a nié devant Global Witness avoir eu recours à de quelconques
intimidations ou harcèlement et a insisté que les populations avaient été
correctement indemnisées. Dans un courrier adressé à Global Witness,
TotalEnergies a insisté sur le fait qu’EACOP Ltd et sa filiale TotalEnergies
E&P Uganda (TEPU) ont respecté les normes imposées par la Société
financière internationale et que les compensations ont été faites à « la
valeur de remplacement totale » ou bien que de nouvelles maisons ont été
attribuées aux habitants pour se réinstaller. Concernant leur méthodologie
spécifique de compensation, Total a déclaré avoir utilisé :
« des données du marché comme les accords de
vente de terre et les transferts fonciers [qui] sont collectées dans la zone du
projet pour fournir des données sur la valeur. Par ailleurs, TEPU et EACOP Ltd ont collecté des
informations auprès des fonctionnaires locaux, des membres d’Area Land
Committee, et d’autres résidents qui connaissaient la valeur locale des terres
et des actifs. Ces informations ont été
analysées pour parvenir à un taux approprié par zone
unitaire. L’exercice d’étude de marché a ciblé les
différents propriétaires et types de régimes fonciers dans les villages
spécifiques de la zone du projet. Les populations et les acteurs locaux ont été
activement impliqués au cours du processus
d’évaluation, ce qui est bien documenté, et on a dialogué avec les parties
concernées de manière individuelle avant de déterminer les valeurs. Dans ces circonstances… le paiement des compensations
n’aurait pas pu être, et en fait n’a pas été
uniforme. »
On a fourni aux
habitants des services d’avocats et de traduction « tiers »
conformément à la loi, affirme TotalEnergies. « Les PAP [personnes
affectées par le projet] qui ont des difficultés à trouver des terres de
remplacement équivalentes sont celles qui ont choisi d’acquérir des terres en
dehors de la zone de projet désignée où les prix fonciers sont plus
élevés », explique la lettre. Une fois que les vendeurs acceptent de leur
plein gré le contenu de l’accord de compensation, un accord est trouvé pour
formalisation par une signature en présence d’un président de séance, de
l’épouse du signataire (le cas échéant), du Comité de planification de
réinstallation (RPC) ou du représentant EACOP, du témoin choisi par le
signataire, d’un traducteur, et d’un avocat, a-t-on affirmé à Global Witness. Le
taux de souscription à des des plans de compensation est d’environ 95 %,
sans « obligation » de signer quoi que ce soit, nous dit-on.
Les avocats de
TotalEnergies ont ajouté que la compagnie pétrolière n’était responsable
d’aucune action menée par des fonctionnaires ou agents de l’État et que le
système d’acquisition des terres et de compensation pour l’oléoduc comprenait
des processus d’enquête des réclamations. TotalEnergies a pris « des
engagements clairs et à long terme afin de respecter les droits humains et
l’environnement », affirme l’entreprise. On a fait remarquer à Global
Witness que les programmes de restauration des moyens d’existence sont mis en
œuvre dans les populations affectées « pendant trois ans… ou jusqu’à ce
que leurs moyens d’existence soient pleinement restaurés » et qu’ils
ciblent « l’alphabétisation financière, un programme agricole pour
l’amélioration des cultures et de l’élevage, des pépinières, l’apiculture, la
gestion financière et les compétences commerciales, et la formation à la
recherche d’emploi. »
Travaux sur l’oléoduc à Hoima, en Ouganda. L’oléoduc long de 1443 km va sectionner des habitats naturels, des zones protégées et des terres autochtones. (Jjumba Martin / Global Witness)
Depuis la découverte de
pétrole dans la faille d’Albertine en Ouganda en 2006, son exploitation est
devenue le symbole des ambitions du président Yoweri Museveni. Yoweri Museveni,
qui est au pouvoir depuis 37 ans, l’a décrit comme
« son pétrole » et il a construit la stratégie de développement du pays sur celui-ci. Il a affecté des centaines de
millions de dollars au développement d’infrastructures pour l’oléoduc,
notamment en construisant un réseau routier, ce qui a laissé le pays lourdement
endetté.
Le gouvernement ougandais a fait l’objet de
critiques pour son manquement à publier son contrat avec TotalEnergies, dans un
contexte de soupçons de corruption. Selon un rapport
officiel publié en 2022, environ un quart du budget national du pays disparaît
chaque année du fait de la corruption.
La famille de Museveni
serait liée à des entreprises impliquées dans le
projet pétrolier, notamment l’entreprise de sécurité privée qui a été retenue
par TotalEnergies, Saracen, ce
qui donne au Président une raison supplémentaire d’écraser l’opposition au
projet. S’exprimant
à l’occasion de la dernière décision d’investissement
l’année dernière, alors que le PDG de TotalEnergies était dans la salle,
Patrick Pouyanné, le président Museveni a qualifié les
ONG de « personnes inutiles » qu’on devrait laisser « dormir
dans la brousse ».
Les opérateurs nationaux, notamment la Petroleum
Authority of Uganda (PAU), les fonctionnaires locaux, les forces de sécurité, y
compris la nébuleuse police pétrolière et gazière,
sont impliqués dans des abus qui auraient été perpétrés contre les populations.
Le personnel et les prestataires de l’entreprise auraient été impliqués dans des actes d’intimidation
De nombreuses sources
accusent TotalEnergies et les entreprises sous contrat Atacama et NewPlan qui
gèrent le processus d’acquisition des terres en Ouganda, de pressions et
d’intimidation. Les témoins rapportent que les réunions de la société civile
sont accompagnées d’une présence musclée des entreprises, qui essaient
d’obtenir des informations de la part des bénévoles, et préviennent les
défenseurs de la terre et de l’environnement de ne pas induire la population en
erreur ni de propager de « fausses » informations.
Trois témoins ont décrit un
incident survenu en avril 2021, au cours duquel un
agent armé a fait irruption dans une réunion d’initiative locale dans le
district de Rakai, accompagné d’un employé de TotalEnergies. Ni l’un
ni l’autre n’avaient été invités. L’homme armé, qui prétendait être dépêché par le
ministère de l’Énergie,
a réprimandé les personnes présentes les accusant d’organiser la réunion pour
tromper la population. « Vous leur dites de
s’opposer au projet », se souvient Florence Nakandi du réseau COFTONE (Community Transformation Foundation Network). « Si vous n’arrêtez pas ce que vous faites, nous
chercherons des noms. » Craignant pour leur sécurité,
ils ont stoppé la réunion.
Les défenseurs qui cherchent à obtenir de meilleurs
arrangements témoignent d’une recrudescence de l’intimidation.
Dans un exemple, un prestataire de TotalEnergies
semble avoir intimidé un agriculteur enlisé dans un litige avec l’entreprise en
érigeant une clôture autour de sa maison. Fred Balikenda refuse de déménager,
malgré ce qu’il décrit comme des pressions croissantes. Pour toute réponse, le
prestataire de Total a construit une clôture qui l’isole de ses voisins, et
même de ses toilettes. Il a déclaré qu’il avait l’impression d’être « en
prison » et que les représentants du gouvernement travaillant avec Total
sur le projet l’ont aussi menacé. TotalEnergies dément avoir intimidé Fred
Balikenda et insiste que la clôture a été posée avec le consentement de
l’intéressé et pour sa « sécurité ».
Un prestataire de TotalEnergies a clôturé la propriété de Fred Balikenda. (Jjumba Martin / Global Witness)
À deux reprises, les prestataires de TotalEnergies
auraient été présents, voire impliqués lorsque des fonctionnaires ougandais
sont intervenus pour menacer des défenseurs d’arrestation. Nelson Tibemanya,
agriculteur local et militant qui s’est battu pour obtenir une meilleure
compensation, déclare que les représentants de l’État l’ont menacé à plusieurs
reprises.
Il dit que NewPlan était présent dans sa maison en
2022 lorsqu’un agent de PAU l’a menacé d’arrestation pour
« sabotage » des programmes du gouvernement s’il refusait d’accepter
la compensation. « Si tu ne signes pas, tu iras au tribunal… tu seras
arrêté pour obstruction au projet », se remémore-t-il. Nelson a depuis
accepté l’indemnité.
« Ça m’a perturbé sur le plan psychologique,
parfois je ne pouvais pas dormir chez moi, explique-t-il. J’avais peur d’être
arrêté, c’était de la torture psychologique. »
Dans un autre exemple, c’est un prestataire de
TotalEnergies qui aurait proféré la menace. Fred Mwesigwa, fervent défenseur
des droits fonciers à Buliisa, déclare qu’en juillet 2020, un chargé de liaison
local d’Atacama l’a menacé d’arrestation pour « sabotage des programmes
gouvernementaux » s’il n’acceptait pas son offre de compensation. Un
témoin de la scène a confirmé l’incident à Global Witness.
“Ça m’a perturbé sur le plan psychologique, parfois je ne pouvais pas dormir chez moi … J’avais peur d’être arrêté, c’était de la torture psychologique.”
Nelson Tibemanya, un agriculteur à Hoima
Une dizaine d’habitants environ auraient été menacés
de procès par les entreprises impliquées dans le projet. À Buliisa, le site du
projet de forage pétrolier de Tilenga contrôlé par TotalEnergies et de l’usine
de traitement, le gouvernement a en fait utilisé des ordres d’expropriation forcée pour saisir les terres des habitants récalcitrants.
« Il s’agit d’un projet d’intérêt public mené
par le gouvernement ougandais qui a décidé d’exploiter ses ressources
souveraines. Total et EACOP ne sont pas propriétaires des ressources, »
nous a fait savoir un représentant de l’équipe EACOP lors d’une réunion à Kampala.
« Certains habitants risquent de ne pas être contents de devoir être déplacés,
comme dans n’importe quelle acquisition. Si Total et EACOP n’étaient pas
présents, [le projet] aurait été attribué à quelqu’un d’autre. Les taux [selon
lesquels l’entreprise a acquis les terres] sont bien plus élevés qu’ils
n’auraient été avec une entreprise ougandaise. »
S’exprimant par l’entremise de ses avocats,
TotalEnergies dément « formellement » que TEPU et EACOP Ltd ont usé
d’intimidation sur des personnes quelconques pour leur faire signer des accords
de compensation. « Au contraire, précisait sa lettre à Global Witness,
TEPU et EACOP Ltd ont mis en place un grand nombre d’aides pour garantir que
les PAP (personnes affectées par le projet) signaient uniquement ces accords de
leur plein gré, ajoutant qu’ils prennent cette considération très au sérieux.
Les menaces ou l’intimidation ne sont pas tolérées et plus de 90 % des
réclamations soumises à la procédure de résolution des litiges de TEPU et EACOP
ont été résolues en août 2023.
EACOP Ltd et TEPU ne tolèrent aucune menace ou
intimidation des PAP et enquêtent sur tout soupçon qui leur serait rapporté à
ce propos. Toute allégation d’intimidation reçue donnera automatiquement lieu à
une enquête interne. »Les avocats ont ajouté que ces allégations ont été
mises à l’épreuve devant le tribunal où des groupes de la société civile ont
poursuivi TotalEnergies conformément au devoir de vigilance du droit français
dans un procès débouté en 2023. « La réclamation de l’ONG [sic] a été
jugée irrecevable et le tribunal a jugé que Total avait formellement établi un
« plan de vigilance » comme exigé par le droit français qui incluait
des mesures suffisamment détaillées qui de prime abord respectaient la loi. Par
conséquent, le tribunal a jugé qu’aucune illégalité manifeste n’était
intervenue. »
En fait, le tribunal a rejeté l’affaire
pour vice de procédure et n’a pas jugé si le plan de vigilance avait été
respecté « sur le terrain », dans la mesure où il comprenait des
garanties concernant les normes relatives aux droits humains et à l’environnement.
Mariam Najjagwe est une bénévole locale qui dit avoir été accusée par un prestataire de TotalEnergies de propager de fausses informations. (Jjumba Martin / Global Witness)
Le militantisme assiégé en Ouganda
L’État ougandais
poursuit une campagne agressive de criminalisation, de harcèlement et d’intimidation
vis-à-vis des défenseurs qui mobilisent la population contre le projet. Il
semble qu’une tactique systématique et délibérée soit en place pour saper
l’opposition au développement de l’énergie fossile. Au moins 47 défenseurs qui ont
contesté le projet pétrolier ou EACOP ont fait l’objet de détentions ou
d’arrestations par les autorités ougandaises en septembre 2020, dont certains à
plusieurs reprises, selon une analyse open source menée par Global Witness. Beaucoup
ont été accusés de troubles à l’ordre public, comme de nuisances publiques,
d’incitation à la violence, d’attroupement illégal, et ont souvent été mis en
détention plusieurs heures ou jours avant d’être relâchés.
Toutefois, ces chiffres ne font qu’effleurer la surface des attaques
perpétrées sur les défenseurs mobilisés autour du projet pétrolier. Les groupes
de la société civile qui viennent en aide aux populations de la région
pétrolière ont été stoppés par la police, chassés de la ville ou harcelés par
les autorités ou par la « police pétrolière et gazière », un
organisme de sécurité opaque chargé de protéger les intérêts pétroliers de
l’Ouganda. TotalEnergies serait en phase de
conclure un accord de sécurité avec la police pétrolière et gazière, bien qu’il
ne semble pas être actuellement en vigueur. On ne suggère pas que TotalEnergies ou ses prestataires de
l’oléoduc sont responsables des activités des agents de l’État.
La ville pétrolière de Buliisa fait partie des lieux les plus dangereux
d’Ouganda pour tout défenseur des droits à la terre et à l’environnement. Joss
Mugisa, le fondateur d’une ONG intitulée Oil and Gas Human Rights Association est
un homme de 66 ans à la frêle stature qui en a personnellement fait les frais. En
octobre 2021, le bureau de son ONG a été dévalisé par une
dizaine d’hommes armés, y compris des fonctionnaires d’État et des agents de la
police pétrolière et gazière. Ils ont saisi des dossiers, des certificats
d’enregistrement, des documents, avant de retirer les enseignes extérieures et
de leur dire que le bureau était fermé.
Peu de temps après, Joss Mugisa a été arrêté pour des
accusations de vandalisme fabriquées de toutes pièces. « Ils savent que sans moi, l’ONG ne peut pas
survivre, » explique-t-il.
Joss Mugisa a été traumatisé et est tombé malade après avoir passé six mois en prison sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces (Jjumba Martin / Global Witness)
Fin 2022, il a été incarcéré pendant six mois dans une prison de Buliisa dans d’atroces conditions, entassé avec des dizaines d’autres hommes dans un baraquement en tôle, obligé de partager un petit seau pour se laver. Cette expérience l’a traumatisé et rendu malade et il veut que TotalEnergies paie ses soins médicaux. Il affirme que l’entreprise était au courant de son arrestation, mais qu’elle n’a rien fait. Dans sa réponse à Global Witness, TotalEnergies a déclaré qu’elle avait enquêté sur son arrestation, mais établi que celle-ci était « sans liens avec les activités de TEPU ».
À la même époque environ, le bureau de Buliisa de deux
autres groupes, notamment l’ONG réputée pour son franc-parler AFIEGO, a
également été fermé. Plusieurs membres du personnel d’AFIEGO ont été arrêtés au
cours de l’année, notamment un militant très connu et partenaire de Global
Witness, Maxwell Atuhura. Une employée d’AFIEGO à Hoima a décrit avoir été giflée par un agent qui a surgi dans son bureau en avril
2022, l’a menacée et lui a confisqué son téléphone.
“La société civile vit dans la peur … Ils font tout pour criminaliser notre travail.”
– Un employé d'une ONG
En 2021, le gouvernement ougandais a suspendu 54 ONG, la
plupart travaillant sur le pétrole, pour des motifs tels que des défauts de
déclaration de revenus annuels ou de fonctionnement sans les autorisations
nécessaires. Une militante pour les droits des femmes dont l’ONG figurait sur
la liste a déclaré à Global Witness que les autorités vérifient désormais ses
activités et se présentent à son bureau de temps à autre. « Les lois ont
été modifiées pour nous enserrer, » s’exclame-t-elle. Au cours de ces dix
dernières années, l’Ouganda a adopté des lois
qui restreignent le droit de manifester ainsi que les activités des ONG.
Benon Tusingwire, directeur exécutif de NAVODA, a décrit le harcèlement et
les appels téléphoniques des forces de sécurité qui l’interrogent constamment à
propos du statut d’enregistrement de l’ONG.
Une ONG basée à Kampala a révélé à Global Witness qu’elle avait eu du
mal à renouveler son inscription depuis le début de l’année, et qu’elle est
désormais forcée de fonctionner dans l’illégalité.
« La société civile vit dans la peur, avoue l’un de ses employés. Ils
font tout pour criminaliser notre travail. »
Florence Nakandi a été prise pour cible en raison de ses activités de défense de l’environnement. (Jjumba Martin / Global Witness)
Représailles contre des critiques de TotalEnergies
Deux habitants ayant
pris part au procès contre TotalEnergies en France en 2019 ont déclaré avoir
subi des représailles et vivre dans la peur, et sous constante surveillance.
Jealousy Mugisha a déclaré avoir été détenu et interrogé par les autorités à
l’aéroport d’Entebbe en décembre 2019, à son retour d’une audience contre
TotalEnergies en France. Les autorités lui ont expliqué que des représentants
de TotalEnergies les avaient informés qu’il s’était rendu au tribunal.
Un
agent des renseignements lui aurait dit « vous avez poursuivi le
gouvernement en justice, vous insultez notre pays, la prochaine fois, nous vous
tuerons ». Il a expliqué que plus tôt dans l’année, un véhicule avait
heurté sa moto et que cet accident semble avoir été une attaque ciblée. Il en
est ressorti avec la jambe brisée et a indiqué avoir craint pour sa vie.
Jealousy Mugisha et sa femme Pitiyedi vivent dans la peur de représailles. (Jjumba Martin / Global Witness)
Fred
Mwesigwa a subi deux tentatives d’effraction à son domicile peu après être
rentré de France. Plus tôt en 2019, il avait été détenu par la police et menacé
d’arrestation après avoir aidé un chercheur international à enquêter sur les
impacts de l’oléoduc. En 2021, il a expliqué avoir été stoppé par l’armée à son
retour d’une réunion. Il a déclaré « Ils m’ont mis en joue… à
terre, confisqué mon ordinateur portable ». Il vit caché depuis
lors. « Je ne reste pas chez moi plus d’une semaine d’affilée ».
Plusieurs
ONG impliquées dans le procès ont fait état de tentatives d’effractions ou d’effractions avérées
dans leurs bureaux au cours de ces dernières années. Dans certains cas, des
documents destinés au tribunal ont disparu.
Florence
Nakandi nous a expliqué que son ONG COTFONE observe souvent que des personnes
inconnues surveillent ses bureaux. De nombreux militants que nous avons
interrogés suspectent d’avoir été placés sous écoute téléphonique ou surveillés
par des logiciels espions.
Un
autre groupe ayant pris part à une action en justice contre EACOP devant la
Cour de justice de l’Afrique de l’Est aurait reçu un appel téléphonique du
bureau du Procureur général lui recommandant d’abandonner l’affaire. Quelques
mois plus tôt, des représentants des autorités l’auraient questionné sur son
statut d’enregistrement. David Kabanda du Centre for Food and Adequate Living
Rights se souvient qu’ils ont tenu les propos suivants : « Pourquoi
suivez-vous l’affaire EACOP ? Vous devez faire attention, vous ne devriez pas saboter
le gouvernement ».
Il
existe des motifs suffisants d’enquêter sur le partage d’informations sur les
militants entre TotalEnergies et les autorités ougandaises. Comme dans le cas
de Jealousy Mugisha, des allégations non vérifiées indiquent qu’il pourrait y
avoir un lien entre les actions menées contre TotalEnergies et les représailles
subies aux mains des agents du gouvernement.
Un
leader communautaire d’une des régions d’implantation de l’oléoduc, qui a été
arrêté une première fois en octobre 2021 et accusé de saboter des projets
gouvernementaux, vit à présent dans la clandestinité. Plusieurs de ses plaintes
contre TotalEnergies sont en suspens. En juillet 2023, après trois jours de
négociations infructueuses avec des représentants de l’entreprise, il a indiqué
avoir été convoqué à une réunion avec un fonctionnaire local. Il ne s’y est pas
rendu par crainte d’être à nouveau arrêté. Peu de temps après, sa femme l’a
informé que deux hommes s’étaient rendus à son domicile dans la nuit pour le
chercher. Par chance, il ne s’y trouvait pas, car il y dort rarement. « J’ai
peur de dormir chez moi alors je dors dans la brousse ».
Ce leader communautaire a été menacé et harcelé pour avoir remis en cause l’oléoduc. (Jjumba Martin/Global Witness)
Un
activiste de Buliisa se souvient avoir appris d’une amie qui avait assisté à
une réunion avec des représentants du gouvernement et de TotalEnergies que son
nom était sur une liste de personnes à arrêter. « Elle m’a appelé pour me
dire de me cacher, car ils allaient venir m’arrêter ».
Maxwell
Atuhura estime que TotalEnergies doit être tenue pour responsable pour le rôle
qu’elle aurait selon lui joué dans son arrestation en mai 2021. Lorsqu’il était
en détention, il se souvient que le Commandant de la police pétrolière et
gazière, avec qui TotalEnergie travaille en étroite coopération, est venu
l’interroger. Il lui aurait demandé « Quels sont vos liens avec
Total ? Pourquoi me posent-ils beaucoup de questions sur vous ? ». « Si
vous continuez, vous allez souffrir ». Athuhura compte parmi
les plaignants qui poursuivent TotalEnergies en France en vertu
de la loi française relative au devoir de vigilance, pour les intimidations et
le harcèlement qu’il a subis du fait de son opposition à EACOP.
Dans
une lettre adressée à Global Witness, TotalEnergies a insisté sur le besoin de
porter le cas de Maxwell à l’attention des autorités ougandaises. Elle a
également souligné ses liens passés avec AFIEGO, une organisation qu’elle
décrit comme n’étant « pas enregistrée » et qui prend part à des
activités « non autorisées ». « Cette affaire nécessite
l’implication des autorités ougandaises ».
S'agissant
du cas de Mugisha, TotalEnergies a déclaré ignorer qu’il avait été détenu et a
indiqué qu’il était apparu en public lors d’une conférence de presse sur le
procès en France.
Des dizaines d’arrestations
Des dizaines de
militants climatiques ont été arrêtées au cours de ces deux dernières années pour avoir organisé des
manifestations contre l’EACOP. Certains d’entre eux ont été battus lors de leur détention. Beaucoup ont été accusés de rassemblements
illégaux en vertu de la législation draconienne contre les manifestations,
instrumentalisée contre les opposants de l’état. Le Rapporteur spécial de l’ONU
et le Parlement de l’Union européenne ont condamné le harcèlement des défenseurs des droits humains pour leurs activités
liées à l’industrie pétrolière et gazière.
Néanmoins, au cours
d’une réunion avec Global Witness, l’équipe de l’EACOP a minimisé les attaques
présumées contre la société civile. « Nous enquêtons sur chaque allégation de violation des
droits humains dont nous
entendons parler… Mais il n’existe aucune preuve de la véracité de ces
allégations ».
« Il se peut
que le gouvernement arrête [des
militants ]en raison « d’activités
illégales », comme cela se fait dans tous les pays… Nous ne jugeons pas. Il ne nous
appartient pas de décider si ces arrestations sont légitimes ou non ». Un
représentant a ajouté qu’il n’existait souvent aucune preuve que des
cambriolages aient été commis par l’état.
« L’Ouganda est un
pays libre. Avez-vous eu de problèmes pour venir faire votre rapport ici ? Vous
n’avez pas été inquiétés. Tous les pays voisins de l’Ouganda sont beaucoup
moins libres ».
Quatre étudiants ont été arrêtés avec violence en septembre 2023 pour avoir manifesté contre l’EACOP. (REUTERS)
UNE ENQUÊTE DE GLOBAL WITNESS
Un climat de peur (Lire en swahili)
pakua ripoti
Les
représailles ont eu un effet dissuasif sur les populations directement affectées
et la société civile en Ouganda comme en Tanzanie. Nos recherches montrent que
les habitants ont renoncé à contester l’acquisition des terres par les
entreprises, et que certains militants ont édulcoré leur plaidoyer ou évitent
tout bonnement de s’opposer à l’oléoduc.
Deux
groupes de la société civile ougandaise ont refusé de participer au second
procès contre TotalEnergies en France, car ils étaient inquiets pour leur
sécurité.
Une
défenseuse déclare avoir atténué son plaidoyer contre l’EACOP après avoir subi
des pressions et s’est résolue à demander à la place une meilleure indemnisation
et protection des femmes. « On ne peut plus défendre quoi que ce soit lorsqu’on est
mort » a-t-elle dit. Une autre défenseuse décrit avoir subi de la « torture
psychologique », et déclare que sa famille vit dans la peur. D’autres
vivent cachés ou se déplacent constamment pour échapper au harcèlement des
autorités.
Il est très couteux de dire “stop à l’EACOP”
Directeur exécutif d'une ONG
Un
militants indépendant tanzanien a déclaré avoir été mis sur une liste noire qui
l’empêche de travailler avec d’autres grandes ONG en Tanzanie en raison de son
plaidoyer contre l ’EACOP. Des entretiens avec les principaux groupes
tanzaniens traitant des changements climatiques ont révélé que la plupart
d’entre eux se refusent à aborder la question des énergies fossiles — et encore
moins celle d’e l’EACOP — par peur d’offenser le gouvernement. Un des
principaux groupes sur les changements climatiques a indiqué que des
représentants du gouvernement lui ont ordonné de ne pas travailler sur les
énergies fossiles. En lieu et place, de nombreux groupes climatiques se
limitent à faire la promotion des énergies renouvelables et évitent de
mentionner les énergies fossiles.
«
Il est difficile d’appeler à l’arrêt du projet pétrolier », a déclaré le Directeur
exécutif d’une ONG ougandaise, qui a souhaité conserver l’anonymat pour des raisons
de sécurité. « Vous allez être harcelés, intimidés, des employés vont
perdre leur travail. Il est très couteux de dire “stop à l’EACOP” ».
Une femme montre un avis d’expulsion envoyé par Tanzania Petroleum Development Corporation. (Green Conservers)
L’EACOP
devait à l’origine être implanté sur la côte kényane, mais TotalEnergie aurait insisté pour qu’il soit redirigé
vers la Tanzanie. Cette décision a suscité des interrogations en raison de
l’environnement politique considérablement plus autoritaire de la Tanzanie.
Sous la Présidence du défunt président John Pombe Magufuli, les libertés
individuelles ont été réduites par le biais d’une une interdiction des
rassemblements politiques et des restrictions plus fortes des médias et de la
liberté d’expression. Des améliorations ont été observées depuis que le
Président Suluhu Hassan lui a succédé en 2021, mais une atmosphère d’oppression
persiste.
En
Tanzanie, le président possède toutes les terres, ce qui a permis à la société
EACOP d’en acquérir plus facilement (elle
avance en outre avoir finalisé 99 % des accords
d’indemnisation). Toutefois, notre enquête suggère que la compagnie pétrolière
a bénéficié, intentionnellement ou non, d’un environnement politique
autoritaire et d’une quasi-suppression de la mobilisation de la société civile
contre l’oléoduc. Une interdiction effective de l’activisme perçu comme « anti-gouvernemental » est
en place et a été utilisée pour faire taire les défenseurs de la terre et les
opposants à l’EACOP.
Femme d’une populationaffectée par l’oléoduc en Tanzanie (Green Conservers)
De
nombreux habitants que nous avons interrogés n’ont pas accès au soutien des
groupes de la société civile et ceux qui y ont accès ont souvent peur de les
rencontrer. Plusieurs d’entre eux ont été traînés devant les autorités et
questionnés sur leurs liens avec les groupes de la société civile et leur
opposition à EACOP. Un homme de Tanga a déclaré que les habitants devaient
obtenir la permission des représentants de l’EACOP pour rencontrer les
organisations de la société civile. De manière générale, les groupes
pro-gouvernement semblent être favorisés.
« Nous
ne sommes pas libres, nous nous cachons toujours pour rencontrer les personnes
de la société civile. Nous ne pouvons pas discuter librement de nos
préoccupations parce qu’à chaque fois que nous le faisons, nous nous retrouvons
aux mains des officiers de police » a déclaré Aziza Bilaa, une agricultrice de Dodoma. Deux officiers
de police lui ont rendu visite lorsqu’elle est retournée dans son village après
avoir assisté à un événement sur le changement climatique au Kenya. Elle a été
promptement conduite à un poste de police des environs et interrogée par la
police et des fonctionnaires locaux.
« D’où
revenez-vous ? Qu’est-ce que vous avez fait ? » lui auraient-ils
demandé au cours de ses trois heures de détention. « Je vous avise de ne rien
faire qui aille à l’encontre du projet ». Elle a été si effrayée
qu’elle a pensé à déménager.
Aziza Bilaa a subi des menaces de la part des autorités pour avoir rencontré des groupes de la société civile (Jjumba Martin/Global Witness)
Seule
une poignée de groupes semble travailler de manière indépendante du
gouvernement avec les populations affectées par ce projet, et ceux-ci font face
à une multitude de restrictions. Ils doivent faire profil bas au sein des
communautés sous peine de subir des intimidations ou des arrestations, ou
encore d’être chassés par des agents du gouvernement.
« Quand
on touche aux énergies fossiles, on touche aux riches entreprises et aux
intérêts gouvernementaux. Si on touche aux questions gouvernementales, on risque
de disparaître » a déclaré un militant qui souhaite demeurer anonyme.
Les
rares groupes et militants à avoir osé faire entendre leur voix ont été
menacés, arrêtés et harcelés par les autorités.
Richard
Senkondo et Baraka Lenga, deux défenseurs de l’environnement qui se sont fait
entendre, ont été forcés de quitter le pays plus tôt dans l’année après avoir
organisé une conférence de presse à Arusha pour exprimer leurs préoccupations
au sujet de l’EACOP. Aucun des journalistes présents n’aurait rapporté
l’événement. Toutefois, le soir même, les défenseurs ont reçu un message et un
appel téléphonique leur demandant de « faire attention » en « s’opposant
au gouvernement ». Le message mentionnait même le nom de l’hôtel où ils
logeaient. Pris par la peur, ils ont éteint leurs téléphones, bouclé leurs
valises et quitté le pays. À leur retour quelques semaines plus tard, ils ont
reçu la visite de policiers à leurs domiciles respectifs. Ceux-ci ont été
fouillés, et leurs ordinateurs et téléphones ont été confisqués.
Senkondo
a été contraint de déménager les bureaux de son organisation, Organization for
Community Engagement, vers un lieu plus éloigné de Dar es-Salaam à la suite de
visites répétées de la police qui sermonnait et intimidait les bénévoles. « La
police disait aux jeunes bénévoles : « vous êtes encore jeunes, vous
risquez de passer votre vie en prison », a expliqué Senkondo. « Ce
projet est positif, il nous rapportera de l’argent… Pourquoi vous opposez-vous
à ce projet ? » Les trois bénévoles ont tous démissionné quelques jours
plus tard.
Si on touche aux questions gouvernementales, on risque de disparaître
Un militant tanzanien
Les
personnes vues en train d’aider des journalistes ou des chercheurs
internationaux semblent particulièrement exposées. Baraka Lenga a dû témoigner
au commissariat en mars 2022 après avoir aidé un chercheur international à
étudier l’oléoduc. « Vous devez arrêter de vous opposer au gouvernement » lui
a dit la police. « Si vous voulez un emploi, nous pouvons vous en donner un,
un bon emploi ».
Baraka
Machumu, un autre défenseur dont l’organisation Green Conservers a travaillé en
partenariat avec Global Witness dans le cadre de la présente recherche, a été
la cible de harcèlement. En juillet 2022, il a organisé une visite de terrain
pour deux journalistes italiens qui couvraient l’EACOP, avant de tenter
d’obtenir une rencontre avec l’entreprise afin de lui poser des questions.
Après avoir été éconduits des bureaux de l’EACOP, ils ont frappé à la porte de
TotalEnergies à Dar es-Salaam, où un agent de sécurité a détenu Baraka dans son
bureau pour l’interroger et lui demander son téléphone et sa pièce d’identité.
« Nous savons déjà que vous vous êtes rendus aux bureaux de
l’EACOP. Nous savons que vous écrivez de mauvaises choses sur le projet », se
rappelle-t-il avoir entendu l’agent déclarer. « Je vais continuer à
enquêter sur vous » lui a-t-il fait savoir avant de le libérer.[0]
Deux
jours plus tard, il a remarqué que quelqu’un le suivait. Un leader local l’a
informé que des personnes posaient des questions à son sujet et au sujet des
personnes avec qui il travaillait. Plus tard dans la soirée, il a entendu
frapper à sa porte. Effrayé, il n’a pas répondu et a quitté son domicile peu de
temps après, avant de partir du pays. L’année précédente, il avait équipé son
bureau de volets après une effraction, craignant une intrusion d’agents
gouvernementaux.
Un
ancien enseignant a déclaré à Global Witness avoir perdu son emploi dans une
école gouvernementale après voir critiqué EACOP. Il est à présent militant
indépendant, mais préfère se qualifier de « défenseur » pour
éviter d’être catalogué comme « anti-gouvernement ».
TotalEnergies
a indiqué qu’elle ne « peut être tenue pour responsable » des actions des tiers
avant de nier vigoureusement toute association avec des « agissements illicites ».
Obstacles à la responsabilité
Swalehe
fait partie des 50 requérants potentiels dans une plainte déposée contre
les entreprises impliquées dans l’oléoduc, dont l’EACOP Company Limited,
immatriculée au Royaume-Uni. Selon la plainte, de nombreux habitants ont reçu
des avis d’expulsion en 2023, après avoir reçu des indemnités insuffisantes pour
leurs terres.
Peu
de temps après la soumission de l’avis juridique, des habitants ont déclaré
avoir été contactés par les autorités locales qui leur ont demandé avec qui ils
travaillaient. Swalehe a reçu un appel téléphonique le convoquant au bureau
d’un représentant du gouvernement local. Celui-ci lui a demandé « Pourquoi
contestez-vous ce projet ? Qui est derrière vous ? ». Des membres de la
société civile participant à l’action en justice expliquent avoir été contactés
par d’autres membres de la communauté qui ont été harcelés par des agents
locaux.
Des
groupes formant un recours en justice séparé contre l’EACOP devant la Cour de
justice d’Afrique de l’Est ont rencontré des difficultés à obtenir des
témoignages de Tanzanie. Selon les avocats de l’affaire, les témoins hésitent à
témoigner par peur de représailles.
« La plupart des gens n’ont
été indemnisés qu’en début d’année — ils commencent maintenant à réaliser
qu’ils ont été sous-rémunérés », explique Richard Senkondo, qui reçoit des appels de
personnes inquiètes « parce qu’elles essaient d’acheter des terres mais qu’elles n’y
arrivent pas ».
Swalehe Nkungu a déclaré avoir reçu un appel téléphonique le convoquant au bureau d'un fonctionnaire du gouvernement local, qui l'a interrogé sur son implication dans une action en justice contre les sociétés impliquées dans l'oléoduc. (Green Conservers)
La complicité
potentielle de TotalEnergies dans les représailles à l’encontre de ceux qui
contestent EACOP en Ouganda et en Tanzanie, mises en œuvre par des agents du gouvernement,
mérite de faire l’objet d’une enquête plus approfondie. Notre enquête a mis au
jour des preuves laissant penser que des représentants de l’entreprise auraient
pu partager des informations sur des défenseurs spécifiques avec les autorités
de l’état. S’ils l’ont fait en sachant que des représailles s’en suivraient ou
dans l’intention qu’elles s’en suivent (ce qui n’a actuellement pas été
prouvé), la responsabilité de l’entreprise pourrait être engagée. Au strict
minimum, il semble que le géant pétrolier ait failli à son obligation de
diligence raisonnable au regard des impacts sur les droits humains des affaires
conclues avec deux états autoritaires. L’entreprise a cherché à minimiser les
atteintes portées à l’espace civique, ce qui pourrait aller à l’encontre de ses
responsabilités en vertu des Principes directeurs des Nations unies relatifs
aux entreprises et aux droits humains. En outre, toute participation directe
aux menaces et intimidations contre les populations pour qu’elles acceptent les
accords d’indemnisation pourrait potentiellement constituer une violation de
ces contrats. Elle représenterait également une violation des normes
internationales.
La société civile en
Tanzanie et Ouganda est partagée quant aux suites à donner à l’EACOP. Certains
groupes affirment qu’il est trop tard pour stopper le projet et souhaitent
s’attacher à accroitre les avantages que pourraient en retirer les populations
locales. D’autres estiment que le projet ne peut pas être mis en œuvre de
manière durable. Dans tous les cas, le débat a été faussé par la répression
politique, ce qui risque de compromettre la transition mondiale vers la
neutralité carbone.
« Il faudrait organiser
un débat sur l’EACOP », déclare Onesmus Mugyenyi, de la Coalition des défenseurs du
développement et de l’environnement. « Et non bâillonner les
gens ».
Nos conclusions illustrent la nécessité d’une mobilisation mondiale pour protéger les défenseurs et les droits humains dans le contexte des changements climatiques. Les recommandations ci-dessous ont été élaborées en collaboration avec des défenseurs environnementaux d’Afrique de l’Est.
Les parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC)
- Reconnaître le rôle des défenseurs dans les progrès en matière d’action climatique et prendre des mesures sérieuses pour la protection des défenseurs et de l’espace civique (en ligne et en personne) afin de promouvoir l’action climatique.
- Garantir la participation substantielle et effective des défenseurs de la terre, de l’environnement et des droits humains, y compris les peuples autochtones et les populations en première ligne, à la planification, la conception et l’application de toutes les décisions et processus pertinents liés à la mise en œuvre de l’Accord de Paris et à la formulation de politiques climatiques, notamment pour une transition énergétique juste et la promotion d’actions climatiques fondées sur les droits humains.
Les états ougandais et tanzaniens
- Protéger les droits fonciers et les droits humains des populations affectées par l’exploitation pétrolière, notamment en appliquant le principe de consentement libre, informé et préalable (CLIP), et garantir aux personnes affectées une compensation équitable pour leurs terres et propriétés, ainsi qu’un accès à des mécanismes indépendants de réclamation et de recours en cas de préjudice.
- Garantir aux organisations de la société civile, aux journalistes indépendants et aux chercheurs un accès libre et total aux régions pétrolières et aux oléoducs.
- En collaboration avec la société civile et des experts, mettre en place et en œuvre des mécanismes juridiques de protection des défenseurs des droits humains, conformément à la Déclaration des Nations sur les défenseurs des droits humains.
- Lever toute restriction au militantisme climatique et au droit de contester l’EACOP et tout autre projet d’énergie fossile.
- S’engager publiquement à protéger les défenseurs de la terre, de l’environnement et des droits humains dans le cadre des plans nationaux de transition énergétique et prendre des mesures concrètes pour inclure les organisations de la société civile et les populations locales dans les débats en vue de remédier à la crise climatique et promouvoir les énergies renouvelables.
Ouganda:
- Introduire des garanties dans la législation existante contre son utilisation à mauvais escient pour criminaliser les défenseurs, et abroger les lois qui ciblent ou criminalisent les manifestants.
- Annuler ou modifier les lois utilisées pour restreindre la liberté d’expression et l’espace civique, dont la loi sur les organisations non gouvernementales (2016), la loi sur la gestion de l’ordre public (2013), la loi sur l’utilisation abusive de l’informatique (2011) et les dispositions qui considèrent la diffamation comme une infraction pénale.
- Renforcer la compétence du pouvoir judiciaire à traiter des cas relatifs aux droits humains et à l’environnement dans un délai raisonnable.
- Mettre fin à l’utilisation de la caution policière pour harceler ou intimider les défenseurs de l’environnement et des droits humains.
Tanzanie:
- Introduire des garanties dans la législation existante contre son utilisation à mauvais escient pour criminaliser les défenseurs, et abroger les lois qui ciblent ou criminalisent les manifestants.
- Annuler ou modifier les lois utilisées pour restreindre la liberté d’expression et l’espace civique et renforcer la protection des défenseurs de la terre, de l’environnement et des droits humains. Ces lois incluent : la loi sur la cybercriminalité (2015), la loi sur les services médiatiques (2016), la règlementation sur les communications électroniques et postales (contenu en ligne) (2020), la loi sur l’exécution des droits et devoirs essentiels (1994), la loi de lutte contre le blanchiment d’argent (2006) et la loi sur les partis politiques (2002).
TotalEnergies
- Adopter, publier et mettre en œuvre une position de principe sur les défenseurs de la terre et de l’environnement, et s’assurer de son application dans tous les systèmes et politiques de gestion de l’entreprise, conformément aux Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, qui prévoient une évaluation et un examen des risques de représailles avant la mise en œuvre des projets et tout au long de leur cycle de vie.
- Mettre en œuvre le CLIP de manière effective comme prévu par la Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones, la Convention 169 de l’OIT et les Directives volontaires de l’ONU pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts. Ceci doit impliquer le respect des droits des populations affectés par l’exploitation pétrolière de s’opposer à l’EACOP et à Tilenga.
- Appliquer une « tolérance zéro » en matière de représailles et d’intimidation, et utiliser son influence pour inciter les autorités ougandaises et tanzaniennes à protéger et respecter les défenseurs du climat et de l’environnement.
- Évaluer les risques liés aux politiques et pratiques des prestataires et sous-traitants dans leurs relations avec les défenseurs de la terre et de l’environnement. Aider les prestataires à renforcer leurs positions de principe et leurs actions en lien avec les défenseurs de la terre et de l’environnement, si nécessaire.
- Enquêter sur les accusations de complicité du personnel et des prestataires dans les violations des droits humains des défenseurs de l’environnement et des habitants et réparer les préjudices subis conformément aux Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains.
- Mettre en place des mécanismes ou protocoles d’examen des plaintes efficaces au niveau opérationnel, qui couvrent et soient en mesure de traiter les types spécifiques de plaintes formulées par les défenseurs des droits humains, à la terre et à l’environnement.
- Impliquer et rester à l’écoute des parties affectées par EACOP et les projets connexes de forage, de manière continue.
- Coopérer pleinement avec les organes juridiques qui enquêtent sur la participation de l’entreprise aux violations des droits humains en lien avec EACOP et Tilenga.
- Accorder la priorité à une transition équitable et rapide des technologies liées aux énergies fossiles vers celles des énergies renouvelables.
Institutions financières mondiales
- Refuser de financer des projets ponctués de violations des droits humains ou pour lesquels le consentement libre informé et préalable des communautés n’a pas été recueilli, ou qui ne respectent pas les normes des droits humains s’appliquant au secteur financier.
- Accroitre les investissements dans le secteur et les technologies des énergies renouvelables.
- Soutenir les efforts visant à instaurer des exigences de diligence raisonnable au regard des droits humains et de l’environnement pour les entreprises, notamment dans le cadre de la proposition de Directive sur la diligence raisonnable en matière de développement durable des entreprises de l’Union européenne.
European Union
- Mettre en œuvre une directive forte et ambitieuse sur l’obligation de diligence raisonnable, conformément aux normes internationales obligeant les entreprises à évaluer et corriger les conséquences dommageables de leurs activités sur les droits humains, l’environnement et le climat. La proposition de législation sur la diligence raisonnable (la directive sur la diligence raisonnable en matière de développement durable des entreprises) devrait:
- Imposer aux entreprises de maintenir un dialogue sécurisé et significatif avec les parties qui pourraient être affectées par ses activités. Un tel dialogue doit tenir compte des impacts différenciés sur les groupes vulnérables, tels que les femmes et les peuples autochtones.
- Garantir aux personnes et populations affectées la possibilité de se pourvoir en justice contre les préjudices découlant des activités des entreprises. Une telle mesure doit s’attaquer aux obstacles restreignant l’accès aux juridictions européennes et s’assurer que les parties affectées disposent de voies de recours effectives, conformément aux normes internationales.
- Imposer aux entreprises de concevoir et mettre en œuvre des plans de transition alignés sur les objectifs et l’ambition de l’Accord de Paris, et qui intègrent les scopes d’émission 1, 2 et 3.
*Ce rapport a été mis à jour le 06/12/2023 pour refléter les changements du nombre de personnes arrêtées en Ouganda entre septembre 2020 et novembre 2023, passant de 40 à 47.