Une nouvelle enquête de l’organisation Global Witness a découvert que la multinationale française Veolia pourrait provoquer des effets sur la santé notamment des malformations congénitales, en pompant des toxines d’une immense décharge dans une zone humide protégée de Colombie
Global Witness a obtenu une série de vidéos filmées en secret sur le site géré par Veolia, qui montrent que des employés en train d’utiliser des pompes électriques pour déverser des polluants liquides toxiques, connus sous le nom de lixiviats.
Nous avons ensuite fait pratiquer des tests d’échantillons de sédiments recueillis en aval de la décharge en septembre 2024 qui ont montré de très fortes concentrations en métaux lourds, notamment du mercure, 25 fois supérieures aux limites considérées comme étant sûres.

Parc technologique environnemental de San Silvestre. On peut voir dans la partie supérieure gauche du site, le bassin de lixiviats et l’usine de traitement figurant dans les vidéos obtenues par Global Witness. Leonardo Granados / Global Witness
L’exposition au mercure est associée à une série de complications sanitaires graves, notamment des impacts sur les femmes enceintes et un retard de développement cérébral chez le bébé. Les résidents avaient précédemment tiré la sonnette d’alarme concernant les malformations et les maladies chez les nouveau-nés et les jeunes enfants, qu’ils pensaient être liées à la décharge.
Veolia a nié toute contamination au mercure identifiée par les tests comme une conséquence possible de ses activités, et a partagé des données de surveillance internes ne montrant aucune présence du métal lourd. L’entreprise a contesté le lien de causalité entre le contenu de la vidéo et les résultats des tests de sédiments mis en avant par l’enquête de Global Witness.
Toutefois, l’analyse d’experts réalisée sur demande de Global Witness (qui a trouvé les vidéos montrant « de mauvaises pratiques flagrantes et honteuses » a conclu que les tests de Veolia étaient insuffisants pour permettre d’écarter la décharge comme source de contamination.
Des avoirs toxiques
Veolia, qui se targue d’être « l’entreprise phare en termes de transformation écologique » a acquis la décharge en 2019 après l’avoir racheté à son précédent propriétaire, Rediba.
Rediba était également accusée de déverser des toxines sur le site et les défenseurs de l’environnement ont documenté la mort de milliers de poissons et d’autres animaux.

Un vautour noir regarde le cadavre d’un caïman flottant sur le Cano San Silvestre, un cours d’eau qui relie le Cienaga San Silvestre et le Cienaga El Llanito. Toby Hill / Global Witness
Un pédiatre local, le Dr Yesid Blanco, a dénoncé une recrudescence de malformations congénitales à son cabinet, notamment des bébés nés sans cerveau, ainsi qu’une maladie de peau rare connue sous le nom de syndrome de Job, qui provoque des infections et des cicatrices cutanées graves.
La zone humide en aval de la décharge fournit de l’eau potable à 200 000 personnes dans la ville limitrophe de Barrancabermeja, où le Dr Blanco avait son cabinet.
Le Dr Blanco et plusieurs défenseurs de l’environnement ont dû par la suite fuir la région après avoir reçu des menaces de mort de la part de groupes paramilitaires. Bien que ceci se soit déroulé avant la reprise du site par Veolia, l’histoire perturbée de la Colombie fait de Barrancabermeja l’un des lieux les plus dangereux du monde pour les personnes qui dénoncent les menaces sur l’environnement.
Le Dr Blanco, en exil a déclaré à Global Witness : « La défense du droit à un environnement sain ne devrait pas être un acte de bravoure, mais un engagement inaliénable de toutes les sociétés qui recherchent la justice et la dignité de ses populations. »

Pédiatre Dr Yesid Blanco, qui dénoncé une recrudescence de malformations congénitales à son cabinet. Bridgette Cyr / Global Witness
Lorsqu’en 2023, Global Witness a contacté Veolia à propos de la controverse, l’entreprise a rejeté les inquiétudes du Dr Blanco en déclarant qu’elles étaient « soutenues exclusivement par ses déclarations personnelles à la presse. » L’entreprise prétendait avoir « renforcé et modernisé le processus de traitement pour mettre le site aux normes environnementales les plus strictes » depuis son rachat de l’usine, ajoutant que « tous les lixiviats sont traités au sein de l’usine de traitement au moyen de la technologie d’osmose inversée. »
Les nouvelles preuves obtenues contredisent directement cette affirmation.
Les vidéos, filmées apparemment entre août et septembre 2023, ont été fournies à une ONG locale nommée San Silvestre Green et partagées avec Global Witness.
Nous avons fait voler un drone avec l’aide de San Silvestre Green au-dessus du site et vérifié le lieu où ces vidéos ont été filmées dans le périmètre de l’entreprise. Nous avons également demandé à Source International, un groupe indépendant de scientifiques spécialisés dans les impacts de la pollution industrielle sur la santé publique, d’examiner les images. Leur directeur, Flaviano Bianchini, les a qualifiées de « preuves évidentes de mauvaise pratique flagrante et honteuse. »
Les vidéos montrent des lixiviats non traités étant pompés d’un bassin de rétention dans la zone humide au-delà du site de Veolia. Dans l’une des vidéos, on voit clairement l’usine de traitement au repos tandis que le déversement a lieu. Les lixiviats devraient être traités et décontaminés sur le site.
Une vidéo secrète montrant l’usine de traitement du site, au repos, tandis que les lixiviats sont déversés
Les lixiviats ont été décrits comme les « jus de décharge », un polluant liquide qui percole avec l’eau de pluie à travers les déchets. Selon une étude scientifique, ils peuvent être « extrêmement toxiques pour l’environnement », entraînant des impacts comme « l’eutrophisation des systèmes aquatiques et des effets toxiques sur la faune. »
Dans deux autres vidéos, on utilise des pompes (une grosse pompe motorisée, et une pompe submersible plus silencieuse) pour extraire les lixiviats non traités du bassin et les déverser dans une voie d’écoulement qui longe la partie ouest de la décharge. L’analyse du site montre que les lixiviats coulent dans la voie d’écoulement et dans les roseaux et l’eau de la zone humide au nord de la propriété de Veolia.
Une vidéo secrète montrant une grosse pompe motorisée utilisée pour déverser des lixiviats dans la zone humide qui se trouve en deçà du site de Veolia.
Dans une quatrième vidéo, on voit un employé portant un uniforme Veolia en train de régler la pompe lors du même processus.
Notre source qui connaît bien le fonctionnement interne du site et souhaite garder l’anonymat a fait savoir à Global que les vidéos montrent une pratique courante sur le site. Selon notre source, cette pratique à l’ordre des superviseurs intervient toute l’année, mais est plus fréquente pendant la saison des pluies, lorsqu’elle peut être effectuée de multiples fois par semaine.
Veolia n’a pas contesté le lieu de déversement des lixiviats. Elle a toutefois mis en doute le fait que la topographie de la zone entraînerait la contamination des cours d’eau ou de la zone humide, un point de vue catégoriquement contredit par les preuves déposées au dossier de précédents procès liés à l’environnement.
L’entreprise à déclaré à Global Witness : « Nous voulons établir catégoriquement que notre direction n’a jamais autorisé ou instruit quiconque de pratiquer les agissements censés être décrits dans le matériel vidéo fourni. » Elle a ajouté qu’elle avait déposé une plainte criminelle auprès du bureau du procureur, et a également détaillé des « mesures extraordinaires » prises pour « garantir la conformité environnementale sur le site ».
Ces mesures incluent « des vérifications internes régulières qui dépassent les exigences réglementaires », la mise en œuvre de mesures de sécurité et de formation supplémentaires, et l’exigence d’inspections supplémentaires par les autorités environnementales. Les échantillons traités par des laboratoires nationaux certifiés ont toujours démontré la présence de métaux lourds dans les limites maximum autorisées, a déclaré Veolia, ajoutant qu’il n’existe aucune sanction environnementale en souffrance relativement à la décharge.
Une zone humide imbriquée
Les experts environnementaux ont révélé à Global Witness qu’une fois que les lixiviats non traités de Violia quittent le site de la décharge, l’hydrographie interconnectée de la zone signifie qu’ils risquent de contaminer une large zone.
« Les lixiviats coulent dans un ruisseau appelé Caño Moncholo, qui se déverse dans un autre cours d’eau nommé Quebrada El Zarzal,» explique Leonardo Granados, directeur de San Silvestre Green qui se bat depuis longtemps contre la décharge.
El Zarzal coule ensuite dans le Ciénaga San Silvestre, un marais d’eau douce situé à quelques encablures de Barrancabermeja et qui fournit de l’eau potable à 300 000 personnes.
Par conséquent, les lixiviats contaminent l’intégralité du réseau hydrographique, pas seulement le San Silvestre, mais aussi tous ses tributaires

Un pêcheur sur les berges du Cienaga San Silvestre. Toby Hill / Global Witness
Les autres métaux lourds présents à de fortes concentrations dans les échantillons testés par Global Witness incluent le chrome, associé à des cancers du foie et à des lésions rénales, le plomb, lié à des lésions nerveuses et cérébrales, et le manganèse qui peut endommager les poumons.
« Il s’agit des métaux lourds les plus dangereux qui soient, a déclaré Flaviano Bianchini.
Le mercure s’accumule facilement dans la vie des plantes, des animaux et des poissons, et peut s’avérer très toxique sur les personnes qui les consomment.
Il abonde dans certains échantillons, ce qui est certainement très inquiétant, notamment pour les femmes enceintes. »
La Colombie est signataire de la Convention de Minamata, qui vise à réduire et éliminer la contamination au mercure sur le plan mondial. Le gouvernement britannique, également signataire, note des « préoccupations particulières » sur les « effets néfastes du mercure sur les fœtus et les bébés. »
Bien que la Colombie ne possède pas de cadre juridique concernant les limites de polluants permissibles dans les sédiments, le Canada, lui, détient un ensemble de recommandations scientifiques claires pour déterminer les risques. Connues sous le titre de « recommandations sur la qualité des sédiments pour la protection de la vie aquatique », ce document établit les concentrations précises auxquelles le mercure présente une menace pour la vie en eau douce.
Si les concentrations en mercure se situent en dessous de 0,17 mg/kg, elles sont « rarement » associées à des effets négatifs, précisent les recommandations. Par contre, au-dessus de 0,486 mg/kg, elles sont « fréquemment associées à des effets secondaires biologiques ».

Leonardo Granados enquête sur la contamination près de la décharge de Veolia. Leonardo Granados / Global Witness
L’échantillon de sédiment recueilli près de la décharge Veolia contenait 4,25 mg/kg, soit 25 fois les concentrations de mercure les plus élevées considérées comme étant sûres au Canada, et neuf fois supérieures au niveau duquel l’élément est « fréquemment » associé à des effets négatifs.
Les quatre échantillons qu’ont fait prélever Global Witness étaient au moins deux fois supérieurs aux « niveaux avec effet probable », ce qui indique une forte possibilité que la contamination au mercure ait un impact sur l’environnement autour du site de la décharge.
Quelle est la source de la contamination ?
Veolia a réfuté que les lixiviats déversés que l’on voit dans les vidéos puissent être la source de la contamination aux métaux lourds détectés dans les tests sédimentaires de Global Witness.
À l’appui de cette affirmation, l’entreprise a partagé des résultats de tests de sa propre surveillance du site, et qui couvrent « l’eau de surface, souterraine, le sol et les lixiviats à différents stades du processus. » Menés deux fois par an « par un laboratoire indépendant accrédité de Colombie », ces tests n’ont détecté aucune présence de mercure, et des taux faibles (bien que mesurables) de chrome, de plomb et de manganèse.
Selon Veolia : « La proximité ne signifie pas qu’il y a une cause, étant donné que la zone en question a été soumise pendant des années à des interventions de différentes industries et activités anthropiques ». D’après eux, Global Witness n’a pas étudié toutes les causes possibles de pollution dans la zone testée, et l’étude est caractérisée par des hypothèses et de la spéculation. Aucune donnée précédente montrant des niveaux de contamination par métaux lourds à l’endroit précis des échantillons n’existe, selon l’entreprise.
Nous avons fait part des points de vue et informations de Veolia à Flaviano Bianchini de Source International et nous lui avons demandé en quoi cela contredisait la vidéo et les données de tests que nous avions obtenus, et si cela modifiait l’un quelconque de ses avis sur ce que nous lui avions présenté au départ. Il a contesté l’affirmation de Veolia selon laquelle la décharge pourrait ne pas être la source de la contamination aux métaux lourds constatée dans les échantillons.
« Le mercure est très volatile… et difficile à trouver dans l’eau, a expliqué Fabiano Bianchini. On le trouve normalement soit dans les sédiments soit dans le biote (les plantes et les poissons). »

Le cadavre d’un caïman flottant ventre en l’air sur le Cano San Silvestre, un cours d’eau qui relie le Cienaga San Silvestre et le Cienaga El Llanito. Toby Hill / Global Witness
Les six points d’échantillons utilisés par Veolia étaient situés à l’autre bout du site de déversement des lixiviats, séparé par une colline. Par ailleurs, Fabiano Bianchini a fait valoir que le sol n’est pas la même chose que le sédiment, déposé par le flux de l’eau. En conséquence, il n’y a pas de lien hydrologique possible entre les points d’échantillons de Veolia et le lieu de déversement des lixiviats.
Les sites d’échantillons de Global Witness ont été spécialement choisis pour détecter toute contamination qui aurait pu être causée par le déversement de lixiviats constaté dans les vidéos.
Ces derniers pénètrent dans l’environnement par une pente qui serpente vers une aire de la zone humide au-delà du site de la décharge.
Le Caño Moncholo, un tributaire indirect du Ciénaga San Silvestre comme souligné par Leonardo Granados, s’écoule ensuite de cette zone humide à l’ouest de la décharge.
Les échantillons de sédiment de Global Witness ont été prélevés à quatre endroits de l’écoulement aval du Caño Moncholo.

Enfin, Fabiano Bianchini a déclaré que les résultats de tests des lixiviats partagés par Veolia n'étaient pas assez fréquents pour déterminer si les lixiviats du site sont responsables de la contamination aux métaux lourds qu’on a détectée à côté.
« Les résultats de surveillance ne sont fournis que tous les six mois, ce qui est très long entre les tests. Selon moi, il faudrait faire un test de surveillance par semaine, ou au moins deux par mois, a-t-il ajouté.
En analysant uniquement l’eau, ils fournissent un aperçu de seulement deux jours dans l’année. Il est impossible de savoir ce qui s’est passé entre les six mois… Avec seulement deux analyses par an, il est très facile pour une entreprise d’éviter la pollution (par exemple en stoppant les activités) deux jours par an. »
Compte tenu des données fournies par Veolia, Fabiano Bianchini affirme qu’il considère toujours la décharge comme la source la plus susceptible de contamination au mercure détectée par Global Witness.
Il n’est aucunement suggéré que Veolia a cherché à déformer ou sous-estimer les données de tests qu’elle est obligée de déclarer pour la surveillance environnementale colombienne.
Des vautours et des rats
Un village proche de la décharge subit ses effets depuis pratiquement dix ans. Himelda Arias, 68 ans, vivait dans le village de Patio Bonito depuis 30 ans lorsque la décharge a commencé d’être exploitée à seulement 500 mètres de sa porte.
« L’odeur était si pestilentielle qu’on avait envie de creuser un trou et de s’enterrer sous la terre », a-t-elle raconté à Global Witness à son domicile sur une petite colline surplombant directement la décharge.
« Et puis elle a tué tous les poissons, elle a contaminé notre eau potable. »

Himelda Arias, à son domicile de Patio Bonito, bordant la décharge. Toby Hill / Global Witness
Les résidents de Patio Bonito ont mené une lutte farouche exigeant la fermeture de la décharge. Grâce au soutien de Leonardo Granados, ils ont remporté une victoire importante devant la cour constitutionnelle de Colombie, qui a jugé que l’ancien propriétaire, Rediba, violait « les droits fondamentaux à la santé, à un environnement sain et à la santé publique » des résidents.
Le jugement ordonnait à Rediba d’améliorer sa gestion du site. Par contre, il n’a pas voulu ordonner la fermeture de la décharge. Démoralisés, de nombreux résidents ont quitté le village. Parmi eux se trouvait une personnalité locale influente, Graciela Rojas, qui a reçu des menaces de mort après avoir milité contre la décharge.
Tout comme la violence déplace des populations, la pollution aussi les déplace, et c’est ce qui m’est arrivé
Malgré sa gestion du site depuis cinq ans, Veolia n’a toujours pas mis en œuvre plusieurs éléments de la décision de la cour constitutionnelle. Les personnes qui sont restées à Patio Bonito dépendent toujours des livraisons municipales d’eau potable par camion deux fois par semaine, étant donné que Veolia n’a fourni aucune solution de remplacement. Les habitants du village ne peuvent plus pêcher dans la zone humide avoisinante, comme ils le faisaient avant pendant plusieurs décennies. Ils demeurent assaillis par les odeurs, les nuisibles et les problèmes de santé du fait de la présence de la décharge à leur porte.
« Nous avons des rats d’un côté, des mouches et des cafards de l’autre, et des vautours dans les arbres », a raconté Himelda Arias à Global Witness. « Les habitants sont toujours malades, avec des rhumes, des douleurs, des maux de gorge.
J’aimerais que cette décharge disparaisse, et que tout s’arrête », soupire-t-elle en empilant des tamals sur une table en bois située dans le porche de sa maison.
Veolia a déclaré à Global Witness qu’elle avait « établi une bonne relation de travail et une bonne communication avec les habitants de Patio Bonito », ajoutant que cinq de ses employés vivent dans le village.
Des écosystèmes en danger
En plus de mettre en danger la santé publique, la contamination au fil du temps, a également eu des effets sur les écosystèmes environnants. Cela inclut le Ciénaga San Silvestre, une source majeure de poissons et d’eau potable pour les résidents de Barrancabermeja.
Parsemé d’îles verdoyantes et bordé de végétation, le San Silvestre possède une flore et faune tropicale riche. Des hérons blancs et gris survolent sa surface scintillante, des lamantins et des caïmans glissent vers ses profondeurs, et des singes hurleurs et des singes capucins sautent de branche en branche dans les arbres qui bordent sa côte.

Un héron observe depuis la rive de Ciénaga San Silvestre. Toby Hill / Global Witness
Un dédale de cours d’eau et de marais le relie à d’autres lacs et cours d’eau qui constituent cette zone humide et chaude, qui fait elle-même partie du « couloir du jaguar », un réseau international de zones protégées reliant les populations de félins de l’Amérique centrale avec celles de l’Amazonie.
Pendant plusieurs générations, les pêcheurs et les femmes ont tiré un moyen d’existence dans ces eaux baignées de soleil, qui regorgent d’espèces que l’on trouve pratiquement dans chaque menu de Barrancabermeja : le sar à tête noire, le bagre, le blanquillo drapeau, et plus traditionnellement, le bocachico prisé pour sa chair parfumée et grasse.
Toutefois, ces dernières années, les prises ont considérablement diminué.
« Nous voyons beaucoup moins d’espèces qui se trouvaient en abondance avant, explique Wilson Diaz, un représentant du syndicat des pêcheurs Magdlena Medio.
Avant, quand on allait à la pêche, on arrivait à faire en moyenne 100 000 pesos par jour, parfois 200 ou 300. Mais ça, c’est fini. Si en commençant à pêcher, on fait 20 000 pesos, c’est déjà beaucoup. »

Un filet de pêche mis à sécher sur les rives du Cienaga El Llanito. Toby Hill / Global Witness
Les pêcheurs d’un marais voisin nommé El Llanito, directement relié au San Silvestre par un large cours d’eau, ont fait savoir à Global Witness qu’on ne peut plus pêcher dans certaines zones à cause de la contamination. Parfois, ils ont pêché des poissons qui avaient une forte odeur chimique ou de pourriture et qu’ils ont été obligés de rejeter.
« C’est plus difficile de vendre le poisson qu’on attrape, alors on gagne moins, et parfois on ne gagne rien du tout, avoue Samuel Arengo, vice-président de l’Association des pêcheurs exploitants agricoles de Llanito (APALL) ».
La décharge n’est pas la seule source de contamination de la zone humide. Barrancabermeja se trouve au cœur de l’industrie pétrolière de la Colombie ; les cheminées et les torchères d’une raffinerie géante dominent l’horizon de la ville à l’ouest, exploitée par le producteur pétrolier national de Colombie, Ecopetrol. Pendant des décennies, la pollution issue de la raffinerie a impacté la zone humide avoisinante.
Toutefois, la situation s’est détériorée depuis l’arrivée de la décharge, a avoué Wilson Diaz.
« Désormais, au fond du lac, on voit de grands vers dans l’eau et parfois, on trouve des vers à l’intérieur des poissons, précise-t-il. On ne voyait pas ça avant la décharge. »
Global Witness et les ONG locales n’ont pas encore de données établissant un lien entre la détérioration de San Silvestre et l’usine de traitement Veolia, mais les témoignages de multiples résidents locaux suggèrent une corrélation possible. Près de trente années de données ayant fuité d’Ecopetrol et rendues publiques par une récente enquête de la BBC n’ont montré aucun exemple de contamination pétrolière près de la décharge, et les impacts étaient concentrés à plus de 15 km en aval du site de Veolia.

Wilson Diaz explique comment la contamination du Cienaga San Silvestre a eu un impact sur les moyens d’existence des pêcheurs riverains. Toby Hill / Global Witness
Comme beaucoup de personnes interrogées dans ce rapport, Wilson Diaz a reçu des menaces lorsqu’il a tiré la sonnette d’alarme vis-à-vis de la contamination. La Colombie fait partie des lieux les plus dangereux de la planète pour les défenseurs de l’environnement, selon la propre analyse menée par Global Witness : 79 défenseurs de terres et de l’environnement ont été tués en Colombie en 2023, et 40 pour cent de tous les cas ont été documentés dans le monde entier.
Une étude de 2022 menée par la juridiction spéciale pour la paix (un mécanisme transitionnel de justice en Colombie) a conclu que Santander, le département où se trouvent Barrancabermeja et San Silvestre, est la région la plus dangereuse de Colombie pour les défenseurs de l’environnement. Global Witness s’est entretenu avec des défenseurs médicaux, écologistes, communautaires et des droits humains qui ont été menacés après avoir fait part de leurs inquiétudes concernant la décharge à l’époque où elle appartenait à Rediba. Le Dr Blanco vit désormais en exil après que son nom est apparu dans un tract publié par un groupe paramilitaire. Leonardo Granados, quant à lui, est constamment escorté par un service de sécurité.
Les menaces proviennent de « groupes armés qui entretiennent depuis longtemps une relation avec le secteur industriel de la région » explique Ivan Madero, directeur de CREDHOS, un groupe spécialisé dans les droits humains basé à Barrancabermeja. Bien que rien ne suggère que Veolia joue un rôle quelconque dans le soutien à la violence paramilitaire en Colombie, Ivan Madero affirme que n’importe quel propriétaire de la décharge ou de la raffinerie profite de ces menaces.
« Lorsque des leaders sont obligés de partir en raison de menaces, c’est comme si on les bâillonnait, et les enquêtes dont ils étaient responsables sont bloquées, ajoute-t-il.

La raffinerie de pétrole Ecopetrol dans la ville de Barrancabermeja. Toby Hill / Global Witness
Veolia a déclaré à Global Witness qu’elle « condamnait catégoriquement l’utilisation de la violence pour menacer les responsables communautaires. » Elle a également nié « l’idée grotesque qu’elle puisse profiter d’une manière quelconque de la violence paramilitaire en Colombie. »
Les autorités colombiennes doivent mettre fin à l’impunité autour de la décharge et faire une enquête plus approfondie sur les allégations de contaminations récentes. Pour finir, elles doivent également garantir que la décharge soit fermée et déplacée dans un lieu où elle ne risque pas de contaminer l’environnement de la zone humide ou l’eau potable de la ville.
Veolia devrait elle-même soutenir les efforts pour demander des comptes à son personnel qui a autorisé le déversement de lixiviats que les vidéos semblent montrer. Et elle doit utiliser ses richesses et son expertise pour assurer que cette décharge désastreuse soit fermée pour de bon, et qu’une solution durable soit trouvée pour les déchets de Barrancabermeja.
Le rôle de l’UE
Bien que les obligations juridiques de Veolia restent intactes en Colombie, cette affaire souligne le besoin urgent d’une législation internationale contraignante pour tenir les entreprises responsables d’empêcher et de confronter les violations des droits humains et les dégradations de l’environnement.
La Directive de l’UE sur le devoir de vigilance des grandes entreprises en matière de durabilité (CSDDD) a été créée à cette fin. Bien qu’elle soit entrée en vigueur l’année dernière, la Commission européenne a rouvert la CSDDD et introduit des amendements considérables et d’autres lois sur le développement durable. Si ces amendements sont approuvés tels que proposés, cela affaiblirait considérablement la loi, diminuerait son impact et réduirait les obligations des entreprises de s’employer à résoudre les droits humains et les risques environnementaux dans les chaînes de valeur.
Claire Bright, professeure adjointe de droit privé à la NOVA School of Law, explique que la CSDDD originale, telle qu’adoptée en 2024 « exige que les entreprises aient un devoir de vigilance en matière de droits humains et d’environnement. Cela signifie que les entreprises doivent mettre en place des processus qui leur permettent de régulièrement identifier et évaluer les risques que leurs opérations et celles de leurs associés posent en matière de droits humains et d’environnement. »
Nicolas Bueno, professeur de droit européen et international à UniDistance en Suisse, ajoute que « conformément à la CSDDD, le respect des droits humains inclut d’éviter de provoquer des dégradations environnementales, comme le changement néfaste pour les sols, la pollution de l’eau, les émissions nocives, la consommation excessive d’eau ou sa dégradation d’une manière qui enfreindrait les droits humains pour un niveau de vie et de santé adéquats. Et si les entreprises manquent à leurs obligations de vigilance en matière de droits humains et d’environnement dans leurs opérations et leurs chaînes de valeur, elles pourraient être tenues responsables et on pourrait exiger qu’elles compensent les dégradations causées aux personnes touchées. »
Les amendements proposés affaibliraient les droits des victimes à demander justice en vertu de la CSDDD s’ils sont adoptés et les décisions concernant le droit des victimes à porter les entreprises devant les tribunaux de l’UE seraient laissées à la discrétion des États membres individuels de l’UE. Cela menace de retirer un principe clé de la CSDDD originale, qui permet aux victimes d’attaquer les entreprises conformément au droit de l’UE, plutôt que selon le droit du pays où le dommage est intervenu. En effet, les entreprises puissantes peuvent profiter de la fragilité des institutions pour déroger à leur responsabilité.
Si la proposition de la Commission de l’UE est adoptée sous sa forme actuelle, les victimes se retrouveront avec des moyens limités ou nuls de faire valoir leurs droits devant les tribunaux de l’UE. Nous appelons par conséquent les membres du Parlement européen et les États membres de l’UE de rejeter l’affaiblissement de la CSDDD et la remise en vigueur de la CSDDD telle qu’adoptée en 2024.
Il s'agit d'une traduction française du rapport Poisoned Ground qui a été publié en anglais en mars 2025. En cas de divergence ou en l'absence de clarté, veuillez vous référer à la version originale en anglais.